Mon problème avec l'authenticité

J’ai un problème avec “l’authenticité”. Du moins celle qu’on nous vend.
Celle qu’on nous impose, comme si on nous faisait une faveur de ne pas être complètement déconnecté de la vie et des humains qui nous entoure.
Celle qui nous fait croire que de s’énerver devant notre iphone, de dire fuck de temps en temps ou de se montrer dans ses lululemons, sans maquillage en sortant du gym, c’est d’être Vrai. Normal. Authentique.
Soyons clairs.
Mon problème, ce n’est pas avec l’honnêteté ou le naturel…
Mon problème, c’est que l’authenticité est devenue un terme parapluie, récupéré ad nauseam par la machine marketing comme nouvelle obligation morale.
Parce qu’on le sait bien : Authentique ✅ fake ❌
Le web est, par définition, performatif
Quand je préparais mes propositions doctorales, mon sujet de prédilection était la création d’identités numériques — plus spécifiquement, d’identités marginales — et leur évolution dans un contexte de profitabilité (quand elles entre dans l’espace entrepreneurial, notamment).
J’étais particulièrement attirée par les figures archétypales du genre : Millionnaires moms,Trad wives, Rich witches, business baddies…
Parce que quand on observe ces “personas” publics qui brouillent délibérément la ligne entre performance et “réalité”, on réalise rapidement que l’attrait commercial d’être soi-même est indéniable.
Plus tu te montres “vraie”, plus tu génères de la confiance.
Plus tu partages tes “struggles”, plus tu fais baisser les doutes.
Plus tu es transparente, plus ton personal brand prend de la valeur.
C’est le paradoxe parfait du web : performer sa non-performance. Choisir son avatar gagnant.
Car on le sait, le succès va à celles qui sont prêtes à se montrer telles qu’elles le sont.
Mais est-ce vrai, tout ça? Sont-ce de vraies personnes évoluant dans nos minuscules écrans qui vivent dans nos poches?
L’apologie de la performance
En tant que spécialiste du branding personnel, travailler avec des “personas” de soi, ce n’est rien d’inusité. Au contraire, c’est un puissant stratagème psychologique qui s’appelle la technique de l’Alter Ego.
Superman pour Clark Kent.
Sasha Fierce pour Beyoncé.
Black Mamba pour Kobe Bryant.
Ces constructions ne sont pas des masques - ce sont des extensions de soi. Des versions amplifiées de qui nous sommes, ou aspirons à être.
Et c’est là toute la nuance.
Car ici, la performance n’est pas l’opposé de l’authenticité. Elle est un outil de transformation, de projection, d’évolution.
C’est quand elle devient une obligation marketing qu’elle perd son pouvoir.
Et c’est exactement pourquoi l’authenticité comme terme fourre-tout est un concept problématique.
Pourquoi on voudrait “se garder une petite gêne”
Parce que lorsque l’on crée un brand (personnel ou non), on évolue dans l’univers des constructions : nous montrons certaines choses, et en omettons d’autres.
C’est non seulement un impératif créatif, c'est aussi un mécanisme qui nous permet d’être présents et engagés, tout en protégeant d’autres partie de notre vie.
Et c’est normal.
On le fait avec nos amis, selon le niveau d’intimité.
On le fait avec notre famille, quand certaines vérités sont mieux gardées.
On le fait au travail, parce qu’on ne doit pas notre vie à des collègues ou des étrangers.
Notre jardin secret nous appartient. Nos désirs, nos rêves, nos particularités aussi. Et ce, même si nous manquons ainsi à l’injonction d’authenticité.
Au Québec, on appelle ça “avoir une petite gêne”.
Et pour avoir travaillé avec des centaines d’entrepreneures à travers les ans —notamment plusieurs personnes ayant des traumas autour de la visibilité et la proximité — savoir que nous gardons un contrôle sur ce que nous montrons est souvent ESSENTIEL pour sortir de l’ombre.
L’authenticité : la marchandise du siècle
Alors, pourquoi est-ce que tout le monde semble valoriser autant “l’authenticité”, si bien que c’est devenue LA platitude des espaces entrepreneuriaux depuis une dizaine d’années?
Un mot (attention, il fait peur!):
COMMODIFICATION.
Dans le contexte du capitalisme tardif, l’authenticité est devenue une marchandise.
Une marchandise qui, ironiquement, se vend mieux quand elle est méticuleusement mise en scène.
Parce qu’entre toi et moi, il y a des “authenticités” qu’on préfère ne pas voir.
La coach en dépression qui pète sa coche.
La consultante suicidaire avec des problèmes d’attachement.
La copywriter qui n’arrive pas tant à faire lever son business et qui rush.
On leur donnera bien un like compatissant. Mais acheter leurs services? No thanks.
Et même si ça sonne dur à lire, je sais que tu sais très bien de quoi je parle.
On préfère acheter l’authenticité de…
La fille qui te montre sa routine du matin avec ses cheveux parfaitement décoiffés et son café qui refroidit artistiquement sur le coin de son bureau.
Le coach qui te partage ses difficultés en direct de son condo à Bali.
L’entrepreneure qui te raconte sa dernière panne d’anxiété… dans un carousel Instagram impeccablement designé.
Est-ce authentique?… Bien sûr!
Est-ce aussi tout à fait performatif? Tout à fait.
Alors, on fait quoi, on devient tous des fakes?
On vit dans un monde où on apprend que pour faire vivre nos entreprises, on doit apprendre à:
- Performer notre vulnérabilité
- À marketer nos imperfections.
- Monétiser notre humanité.
C’est ça, la vraie commodification: quand le marché récupère ce qu’il y a de plus raw en nous et le transforme en produit de consommation.
Et c’est là que le piège se referme.
Car plus on joue ce jeu de l’authenticité marchande, plus on s’enlise. La honte s’installe. Le doute aussi. On commence à se demander si chaque geste est vrai ou calculé, si chaque émotion est authentique ou performée.
Et qu’est-ce que ça crée, cette honte?
De la paralysie.
Du jugement (de soi, des autres).
De l’anxiété.
Or, ce cycle vicieux qui nous fait oublier une vérité fondamentale: il n’y a rien de honteux à mettre des masques pour se protéger.
Rien de fake à choisir ce qu’on partage.
Rien de mal à garder certaines parts de nous hors du marché.
Et quand on y pense, c’est peut-être ça, l’authenticité :
Comprendre qu’on évolue dans un système qui ne valorise pas (encore) le vrai, l’humain, l’imparfait, le difficile.
Et assumer notre choix de parfois jouer le jeu, et parfois nous en dérober.
Parce qu’à la fin de la journée, si nos entreprises ont comme objectif de nous faire monter en pouvoir et en liberté, le plus grand pouvoir reste de dire “non, ça, ce n’est pas à vendre”.